Lyon, Le Clos Fleuri, Vendredi 24 Juin 2022
Ah, Angèle, enfin !
Je n’ai pas vu passer les jours depuis ton escapade à Paris et ton retour. Tu vois donc comment on peut remplir le temps d’autre chose que d’amitié vive et s’apercevoir au bout du compte qu’on n’a pas écrit comme on l’aurait voulu.
Il serait vain d’évoquer, même en le résumant tout ce qui s’est passé sous nos regards et nos oreilles, tout ce que nous en avons pensé, même le poème n’est pas capable de faire cela. Je pense au temps qu’il faut pour extraire quelques gouttes de lavande dans un alambic. Je ne fais pas la comparaison pour rien, il me semble que l’écriture procède d’une manière similaire.
J’ai lu, pas mal, écrit, beaucoup et notamment dans ce fameux Atelier de Tiers-Livre en ne sachant pas du tout où je voulais en venir... et dans quel port François BON compte amarrer à destination ce gros navire qu’il a affrété pour une partie de l'été. Il n'en est pas à son premier cargo numérique. J'ai envie de lui faire confiance même s'il est difficle à suivre au jour le jour. Il est un Pantagruel de Littérature et un passionné insatiable, lui aussi, de ce qu'il a engrangé de lectures et d'images. Il écrit et fait écrire les autres, il a choisi son camp dans le champ éditorial en décidant de supprimer les intermédiaires en créant sa propre maison d'édition TIERS LIVRE et il en assume les responsabilités en s'appuyant sur une communauté virtuelle qui n'est pas sans me rappeler notre ZAZIEWEB de mémoire. L'impression à la demande des livres qu'il fabrique le dégage presque de toute la chaine de production du livre, même si le rendu esthétique n'est pas le même que chez un éditeur grand ou petit. Mais le texte peut circuler, et c'est le but. Participer à son Atelier est assez déconcertant et stimulant pour moi et quelques autres... On est un peu perdu.e.s , aussi à vouloir suivre les consignes à la lettre, d'ailleurs c'est impossible vu le rythme imposé. Je pense à la fameuse pub d'orangina où il est préconisé : Secouez ! Secouez ! pour faire s'émulser les bulles... A la fin , on ne sait plus trop à qui elles appartiennent... Je n'avais pas eu l'habitude d'écrire autrement que dans le calme dans un environnement apaisé... Au temps de Remue.Net, ça m'attirait déjà, mais je n'étais pas assez disponible... Pour l'instant ça m'apprend à partager mes textes. J'étais timide jusque là. Toujours à creuser mes sujets et à peaufiner la forme. Là ça sort tout seul comme de la sauce tomate d'un tube. Heureusement, j'utilise du sopalin pour limiter les dégâts, tu connais mon franc-parler et mon humour un peu corrosif. J'essaie de me tenir à peu près fréquentable. Je t’en reparlerai. C’est la première fois que je participe à un Atelier d’écriture et celui-ci est très particulier car il se fait uniquement en ligne, hors présence physique des participant.e.s, on en voit une partie lors des conférences zoom hebdomadaires et je tente de mettre un visage sur une écriture. On est un peu sur la réserve au début, et petit à petit ça se détend car les paroles fusent comme dans tout groupe, c’est le but. Les textes restent privés pour l’instant, uniquement partagés par les membres de l’Atelier sur le Site Tiers-Livre avec un espace pour les commentaire croisés. Je suis très curieuse de savoir ce qu’on pourra en faire au final car l'aventure collective est inédite sur le web. Quand je ne la trouve pas mégalomane, je la vis phénoménale (Faire écrire autant de gens inconnus et motivés dans un laps de temps défini : 40 jours au quotidien est une performance). Mais je dois dire aussi pour être honnête, que cela a peu d' impact sur ma manière d’avancer dans l’écriture, je crois simplement que ça dégrippe et ouvre des vannes abandonnnées aux herbes folles en réactivant mes zones d' écriture assoupies. Je préfère l'écriture flottante à l'écriture geiser et j'expérimente momentanément un entre-deux qui me fait progresser dans l'envie de Dire, un mot qu'on aime bien dans cette aventure collective et qui rejoint le "çà ! c'est bien dit ! de ma grande soeur un peu folle Marguerite Duras . Je ne sais pas encore ce que tout ça va m'apporter. Ce n'est pas important de le savoir à l'avance.
J’aimerais bien finaliser quelque chose dans mes chantiers personnels pour te le montrer. Tu as au moins dix ans d’avance sur moi pour les publications. Je crois que mes fruits ont mûri et c’est nous qui les mangerons en premier. Promis !
Pour te retrouver plus facilement, aujourd'hui, je me suis mise à lire tes poèmes dans Traverses, publiés dans les Cahiers du Loup bleu, et je me suis retrouvée au calme,en phase avec ton état d'esprit dans ce recueil , comblant les interminables blancs de ce qui s'est passé pour toi dans ton île au moment du tout premier confinement. Que tu aies eu le courage d'écrire alors que moi je m'y refusais, à titre personnel , m'émeut beaucoup. Je crois que j'étais très en colère et à l'affût du moindre revirement d'autorisation pour retrouver des pensées normales, non infectées par ce virus pervers et cette gouvernance à tête de girouette. Je ne voulais surtout pas écrire le énième journal de confinement. Mais tu as pris un autre sentier, et je l'ai suivi avec plaisir. Je vais mettre en ligne quelques extraits de ce livre dans notre Atelier de Lectures Estivales sur la Cause des Causeuses, près de la fontaine où on pourrait lire et se baigner virtuellement. Je sais, toi tu as la mer, mais l'eau douce et déminéralisée m'attire aussi. Eau claire de l'écriture au féminin. Chiche ! On se paie ce luxe cet été. Je sens que toutes, ou en tout cas un bon nombre, on en a besoin dans l'époque où nous vivons, se tenir momentanément un peu à l'écart des écritures au masculin. Mais il ne fauut pas s'affoler , ils peuvent bien sûr participer, en choisissant des textes de femmes qu'ils aiment. Nous verrons si la perche tendue sera attrapée. Nous ne sommes plus des muses ni des précieuses ancillaires, tu le sais bien, nous sommes des partenaires de littérature à sensibilité équivalente avec nos vécus corporels différents et complémentaires. Je laisse ouverte la porte d'autres considérations non genrées mais ce n'est pas l'expérience de nos générations. Néanmoins, laissons-les s'exprimer. En poésie, il n'y a pas encore d'écritures accessibles sans passer par des voies un peu marginales.C'est toujours comme çà que ça se passe. Laissons le temps et les mentalités mûrir.
Lichens est arrivé et je n'ai pas encore mis le nez dedans. Par contre , je me suis précipitée sur le livre de Linda Lê, Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, où elle évoque "l'outrecuidance du je" fustigé par Robert Walser dont elle parle avec passion, mais de bien d'autres auteurs encore. J'aime qu'elle cite Nabokov dans le chapitre la morsure des mots
Es-tu d'accord avec cette assertion ?
[...] il faut lire non avec son coeur, ni avec son cerveau seul,
mais avec sa moëlle épinière : le frisson dans la moëlle
épinière nous communique ce que l'auteur a éprouvé ou
a voulu que nous éprouvions."
.../...
Je t'ai quittée hier au soir, à fond de fatigue visuelle, avec cette citation. Je ne m'en suis pas éloignée, mes rêves de la nuit par dessus. Les baies sont ouvertes, le soleil pas encore du côté où j'écris, et le pépiement des oiseaux qui viennent picorer mes tartines de pain sec sur le balcon ajoute à l'agrément de ce temps privilégié. La température est idéale pour écrire. Depuis que j'ai rajouté mes rituels Tiers-Livre à mon quotidien, je me sens reliée mais pas entravée pour donner cours à mon envie d'écrire au plus près de ma source intérieure. Celle-ci d'ailleurs ne fait que rejoindre celle des gens que je lis jusqu'à l'anonymat relatif ce qui est partagé. C'est comme échanger avec des inconnu.e.s dans la rue sans savoir quoi que ce soit de leur vie réelle. C'est entrevoir des trajectoires, des préoccupations et des mouvements d'approche qui n'engagent à rien d'autre qu'à la loyauté des réponses. C'est tout de même plus nourrissant que les babillages un peu répétifs avec le voisinage et les commerçant.e.s du quartier. Je crois beaucoup à l'amitié cordiale qu'on peut cultiver comme dans un jardin sans barrière, avec une préférence pour les jardins ébouriffés et inventifs... Les jardins partagés ont toute ma sympathie, ce sont des lieux de rencontre qui nous manquent en ville, mais on commence à les créer çà et là sous l'impulsion citoyenne d'habitant.e.s motivé.e.s, souvent des jeunes inquiets pour l'avenir de la planète et les conditions faites à la Nature et à la Biodiversité. Un jardin à soi n'est encore qu'une utopie mais je pense que ça se développera. J'y vois le seul lieu intergénérationnel possible. Le jardinage et la lecture s'apprennent en jardinant et en lisant sous les recommandations de personnes plus avancées dans l'expérience. Après, on plante et on laisse périr ce qu'on veut. Il faut de l'eau douce bien évidemment... Tu vois, je me laisse entraîner mentalement dans cette direction Edénique avec la claire conscience que ce n'est pas aberrant face à la pollution mondiale généralisée... Je plaide même pour posséder "une vache à soi" et quelques poules pondeuses, un potager, un verger et un composteur... Pareil pour les livres ! Et là je te laisse imaginer toi qui en vois déjà les limites au milieu de tes cartons... A ce sujet, j'espère que tu parviens à accéder aux livres qui comptent pour toi. Je vais relire ta dernière lettre pour voir de quoi on parlait avant le Marché St Sulpice. Tu me diras ce que tu as rapporté de là-bas avec tes choix à toi, tes découvertes...
Je vois que ma lettre s'allonge et que je n'ai pas assez dit. Mais je veux relancer l'échange aussi je termine avec un extrait du livre de Linda Lê dont je savoure le style et le propos, dense et structuré.
Je t'offre ce passage, à défaut de recopier le livre dans lequel il n'y a rien à jeter... Loin, très loin du chantage à l'empathie de précepte...
Le fait lyrique jaillit souvent d'une source violente, d'un flux de l'obscur où la convulsion, le spasme, l'hallucination, le "tétanos de l'âme", dirait Artaud, conspirent à provoquer des éclats d'écorché. Mais quand bien même le transcripteur serait soucieux de restituer, dans chacune de ses phrases, l'écho de la vie qui résonne en nous, il doit se garder d'être le pantin de ses émotions, de confondre liberté et relâchement. Il lui appartient d'endiguer les crues verbales, de soumettre ses vocables à plusieurs contraintes.
René Daumal, conseillait au scribe d'opérer une transmutation de l'accidentel, du subjectif, du mécanique, méthode radicale pour atteindre à l'essence de la Parole, c'est à dire la Saveur qui, selon les poètes hindous possède trois vertus : la Suavité,ou fluidité, l'Ardeur, ou embrasement, l'Evidence, soit limpidité de l'eau et lumière du feu. C'est à travers cette alchimie qu'il réussit à convertir le chaos intime en une force d'attraction magnétique rassemblant des individualités aimantées par l'universel;
Il est en peinture, des oeuvres soustraites à la pesée de cette culture que Jean Dubuffet qualifiait d'asphyxiante. Mais il serait hasardeux de soutenir , à propos d'un livre de quelque envergure, rejeton d'une arborescente littérature térébrante, qu'aucun enchanteur, même pourrissant, n'a contribué à son surgissement. L'adolescent affamé de mots est enclin à nourrir sa supposée singularité du lait de la scholastique, cette chimère bourdonnant dans le vide, disait Pantagruel. Ou bien il colle son oeul vorace à la page imprimée des romans les plus insignifiants. Il arrive aussi que, émule d'Ezéchiel, il mange avec dévotion le parchemin regorgeant de plaintes, de cantiques et de malédictions. Il se fond ainsi dans un paysage où, chenille processionnaire, il attend de sortir de sa chrysalide. Ce graal du savoir procède de la quête amoureuse. Si la bibliothèque, ironise Julien Gracq dans "En lisant en écrivant", n'est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales,et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu'on s'en occupe.
Avant d'être un débiteur d'histoire, celui qui s'empare du langage pour donner forme à un je-ne-sais-quoi est un débiteur, redevable aux intercesseurs longtemps hantés, devenus les artisans de son malheur: il a la tête farcie de réminiscences livresques et une dette dont il doit s'acquitter sans profaner les pensées de ses modèles.Tantôt il s'insurge contre l'influence subie, sous couleur d'enrayer la contagion; tantôt il trace son sillon en saluant les éclaireurs. Trop ondoyant pour servir de relais, il conçoit la transmission comme le résultat d'une habile chimie, un amalgame d'affinités sélectives, de désirs de rupture et d'attachement à ce que Baudelaire nommait " l'esprit primitif de chercherie", sans lequel il n'aurait pas, dès l'enfance, défié son tourmenteur, le réel, pour inspecter l'invisible. [...]
Linda Lê,
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau
une porte sans clé, une clé sans porte,
Christian Bourgeois éditeur, 2009, p.130-13
Je te suggère de rebondir sur cette florissante pensée féminine et je vais arrêter là mon élan de partage pour te permettre de préparer le tien. La prochaine fois, je te poserai des questions sur tes préférences d'auteur.e.s, sur les livres qui ont laissé une empreinte dans ta "dette" à la littérature. En attendant, restons au frais et guettons le moment d'aller saluer l'eau de la mer ou des fontaines.
Toutes mes pensées aquatiques vont vers toi. Nage synchronisée ou bouchons de proximité ?
A te lire à côté d'un rocher ensoleillé et son lichen de convenance.
P.S La prochaine fois, je te reparlerai de nos figuiers.Celui du Clos Fleuri , en bas de nos excaliers, a fait ses grappes, encore dures, personne n'a osé y toucher pour l'instant. A chaque fois que je passe devant, je pense à toi. Mais je n'ai pas encore retrouvé les photos que j'avais faites. L'autre jour le paysagiste a coupé quelques branches, sans doute pour les replanter quelque part. J'aime discuter avec lui.
En attendant je t'offre ce magnifique rhinocéros incarnant le Désir photographié dans le grand hall du TNP de Villeurbanne. En le voyant, j'ai pensé à toi et à Ionesco... Encore une piste à suivre ou pas...
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